Innocence de Kaija Saariho

Photo Jean-Louis Fernandez

Au Festival d’Aix-en-Provence, la création mondiale d’Innocence, le dernier opéra de la compositrice Kaija Saariaho saisissant d’intensité musicale et théâtrale, a produit un véritable choc émotionnel.

Répété il y a plus d’un an et reporté à cause de la pandémie de Covid-19, Innocence de Kaija Saariaho, mis en scène par Simon Stone, s’est enfin laissé découvrir et a tenu toutes ses promesses. L’œuvre a intrigué, captivé, bouleversé de bout en bout. La compositrice finlandaise a fait appel à sa compatriote, la romancière Sofi Oksanen, pour écrire un livret qui fait s’articuler deux intrigues parallèles, et finalement dépendantes l’une de l’autre. L’action commence sur la fête donnée à l’occasion du mariage d’un jeune couple, puis bascule vers un atroce fait divers : une fusillade survenue dans une école internationale d’Helsinki. Treize personnages vivent à leur manière, de leur point de vue, le tragique évènement. Ils s’expriment dans pas moins de neuf langues différentes. Cette pluralité originale et séduisante rend compte du cosmopolitisme et du multiculturalisme de la société actuelle. Tout témoigne d’un ancrage résolu de l’opéra dans notre contemporanéité.

Innocence remonte progressivement le fil du temps. Il ravive les fantômes et explore les traumatismes générés. C’est pourquoi Simon Stone qualifie l’œuvre d’opéra « thérapeutique ». Jamais la voix n’est donnée au tireur. Ce sont les victimes et les survivants qui ont la parole. Ainsi s’expose une tragédie d’aujourd’hui, une situation de crise à la fois personnelle et collective, un drame familial, social, moral, qui interroge la violence humaine, le poids du passé, des non-dits, les ravages de la cruauté et de la culpabilité, les notions délicates de responsabilité, d’impossible et nécessaire résilience. Ces thèmes font la richesse d’une œuvre grave, complexe, puissamment dramatique, mais non exempte d’une certaine espérance.

Avec beaucoup de force et de subtilité, Innocence met à nu l’ambivalence et l’insondable douleur qui habitent ses personnages. Ces derniers sont d’ailleurs magnifiquement incarnés par des interprètes dotés d’une belle sensibilité, qui n’éprouvent jamais le besoin de forcer le trait. Citons les talentueux Sandrine PiauJukka RasilainenLucy SheltonCamilo Delgado Diaz même si aucun rôle ne paraît secondaire tant le livret, la musique et la mise en scène font œuvre d’une profondeur psychologique et d’une vibrante humanité. Une figure se distingue car elle assure la jonction entre les deux histoires : c’est la mère bouleversante de Magdalena Kožená, employée de service du restaurant confrontée à l’impossibilité de faire le deuil de sa fille disparue au cours de l’attentat et hantée par la présence fantomatique de l’adolescente. La jeune chanteuse folk Vilma Jää lui prête ses traits de poupée de porcelaine et sa voix superbement rauque et cristalline.

Dans l’écriture très innovante, exigeante, de Kaija Saariaho, les mots trouvent une place primordiale. Ils sont chantés ou parlés selon que le rôle est tenu par un chanteur ou un comédien. La compositrice a choisi pour chacun des personnages une tessiture caractéristique, une typologie vocale précise et une orchestration personnalisée. Si l’œuvre fait une aussi forte impression, c’est aussi qu’elle est formidablement restituée par la cheffe Susanna Mälkki, ardente défenseuse de la musique contemporaine, avec toute l’exactitude méticuleuse qu’on lui connaît. Sous sa direction d’une maîtrise stupéfiante, le London Symphony Orchestra et l’Estonian Philharmonic Chamber Choir alternent opulence et transparence pour déployer des timbres, des couleurs, des contrastes, des harmonies les plus variées, raffinées ou saturées, et former une texture impressionnante de densité.

Enfin, l’australien Simon Stone réalise une mise en scène cinématographique qui convient parfaitement au thriller haletant qu’est InnocenceSa mise en scène éblouissante allie monumentalité scénographique et dépouillement du jeu théâtral. Elle s’appuie sur un décor magistral : un bâtiment complet construit sur un plateau tournant qui dévoile la quantité de lieux différents qui le constituent. Là où repose principalement la virtuosité, c’est que, dans son mouvement giratoire quasiment ininterrompu, l’espace se reconfigure, se métamorphose, de sorte à créer la collision spatio-temporelle qui permet de voir s’actualiser et s’interpénétrer les deux moments de l’intrigue. L’élégante salle de banquet où les convives se rassasient dans la ferveur devient l’angoissant lycée avant et après l’attentat perpétré. A mesure que l’intrigue progresse dans son retour en arrière, le décor se désemplit au point de se réduire à des pièces vides, des murs nus, des corps démunis, inertes, qui baignent dans leur sang. Ce travail si pertinent sur l’espace, sur les corps, sur le mouvement, s’accompagne d’une lecture fine, jamais sensationnaliste, moins clinique qu’empathique, et d’une direction d’acteurs au plus prêt de la vérité existentielle de ce qui se joue.

Décidément, le Festival d’Aix se présente comme l’une des scènes phares de l’opéra d’aujourd’hui. Il y a bientôt dix ans, déjà au Grand Théâtre de Provence, le public découvrait enthousiasmé Written on skin de George Benjamin. L’ouvrage s’est imposé comme une référence absolue. Gageons qu’après avoir reçu un triomphe le soir de sa première, Innocence, le cinquième opéra de Kaija Saariaho, suive le même chemin.

Christophe Candoni – www.sceneweb.fr

Innocence
Opéra en cinq actes de Kaija Saariho (1952)
Livret de Sofi Oksanen, traduit par Aleksi Barrière

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Simon Stone
Scénographie Chloe Lamford
Costumes Mel Page
Lumière James Farncombe

Avec
Waitress, 
Magdalena Kožená
Mother-in-Law, Sandrine Piau
Father-in-Law, Tuomas Pursio
Bride, Anna Prohaska*
Groom, Markus Nykänen
Priest, Jukka Rasilainen
Teacher, Lucy Shelton
Student 1 (Marketa), Vilma Jää
Student 2 (Lilly), Beate Mordal*
Student 3, Julie Hega
Student 4, Simon Kluth
Student 5 (Jeronimo), Camilo Delgado Díaz
Student 6, Marina Dumont
Chœur Estonian Philharmonic Choir
Orchestre London Symphony Orchestra

Commande et coproduction du Festival d’Aix-en-Provence, San Francisco Opera, Dutch National Opera, Finnish National Opera and Ballet, Royal Opera House Covent Garden

Editeur Chester Music LTD

Durée : 1h45

Festival d’Aix 2021
Grand Théâtre de Provence
3, 6, 10 et 12 juillet 2021

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